Abolition de l’esclavage

Après l’abolition

Colonat partiaire et agriculture coloniale. Le cas des habitations sucreries
Auteur
Xavier LE TERRIER

Historien


Colonat partiaire et agriculture coloniale. Le cas des habitations sucreries

Au cours de la seconde moitié du XIXème siècle, tant que l’immigration est en mesure de fournir les bras nécessaires au fonctionnement des habitations-sucreries, le mode d’exploitation direct, à savoir la culture des espaces fonciers des usines par les engagés, est maintenu.

Toutefois, les problèmes de recrutement après 1860, l’arrêt de l’immigration indienne en 1882 et les difficultés de remplacement de la main-d’œuvre se posant à partir de cette date contraignent les sucriers à reconsidérer la question du mode de faire-valoir d’une partie de leurs propriétés. Le recours aux journaliers et aux planteurs n’avait pas permis d’arrêter le mouvement de resserrement progressif des cercles des cultures autour des usines toujours plus avides de cannes.

Le retour à l’esclavage n’étant plus juridiquement possible dans la Colonie et le recrutement de travailleurs étrangers devenant des plus en plus problématique, certains propriétaires en sont venus à proposer à une partie des travailleurs du sucre un type de contrat différent de celui les liant traditionnellement dans le cadre de l’activité sucrière : le colonat partiaire, mode d’exploitation agricole connu en France sous le nom de métayage depuis le Moyen-Âge.


Jusqu’au début de la seconde moitié du XIXème siècle, le colonat est, semble-t-il, un mode de faire-valoir très peu usité dans la Colonie d’une manière générale, et cela est particulièrement vrai pour le monde du sucre. L’existence d’esclaves, main-d’œuvre « bon marché », rendait inutile la généralisation d’un mode de faire-valoir dans lequel propriétaire et ouvrier doivent partager les revenus tirés de l’exploitation du sol.

Canne à sucre. [1899 ?]. Gravure. In « Le journal de Marguerite
ou les Deux années préparatoires à la première communion
par Melle V. Monniot », vol. 2, p. 183.
Coll. Bibliothèque Départementale de La Réunion
Il s’agissait, en temps de problèmes de main-d’œuvre et d’abandon des terres, de recourir à un système – teinté de « paternalisme agraire », il est vrai – visant à amener vers l’agriculture ou à stabiliser les travailleurs sur la terre tout en conciliant les intérêts du capital foncier et du travail. En effet, bien que l’on puisse lire très souvent et de manière regrettable dans la littérature locale consacrée à ce sujet que ce mode d’exploitation n’était qu’une stratégie supplémentaire ou n’a été pensé et réalisé que pour permettre aux uns (les propriétaires) d’asseoir ou de maintenir leur domination sur les autres (les colons), ce système, devait permettre à chacun de trouver son compte si l’on en croit Lucien Wickers, auteur d’un rapport sur l’immigration règlementée à La Réunion. Ce dernier, probablement mal informé de la pratique agricole dans la Colonie, prétend que ce « contrat spécial » n’avait pas été pratiqué sur les grandes propriétés, en particulier sucrières.

[La Réunion – Vue aérienne d’un domaine au milieu de champs de cannes à sucre].
Jean Legros. [1950-1960]. Photographie.
Fonds privé Jean Legros (1920-2004). Tous droits réservés
Il est vrai que la généralisation du colonage partiaire ne se fait que de manière tardive sur les habitations-sucreries, mais il est faux d’écrire, à l’instar de Wickers, qu’il est inconnu des sucriers avant 1882. Très au fait de la réalité agricole de La Colonie pour avoir visité les campagnes réunionnaises, Léonce Potier prétend que le colonage partiaire existe depuis le milieu des années 1850, sur les habitations de Charles Desbassayns, sises à la Rivière des Pluies, à un moment où le monde sucrier ne manque pas franchement de main-d’œuvre. Les dires de Potier sont corroborés par un acte notarié de 1856 mentionnant l’existence de terres « prises à bail et travaillées à partage des fruits » .

Pont et sucrerie Desbassayns, Rivière des Pluies. Louis Antoine Roussin. 1867. Lithographie.
Coll. Bibliothèque Départementale de La Réunion

Des essais similaires sont enregistrés à Saint-Gilles les Hauts, alors propriété de la famille de Villèle, apparentée aux Desbassayns. Le système est également pratiqué sur une autre propriété saint-pauloise, Savanna, dont l’usine est remaniée à la fin des années 1850. Toutefois, l’évaluation des résultats de ce mode de faire-valoir sur le niveau et le mode de vie des colons partiaires est difficile à mesurer.

La crise, à la fois agricole (cyclones, Borer, maladies) et commerciale (problème de débouchés) freine sérieusement ces premiers essais de travail à la part, ainsi que le décrit Potier. Les colons, manquant de moyens pour faire face à la simultanéité des fléaux, auraient jeté l’éponge. Toutefois, c’est une autre crise, la raréfaction de la main-d’œuvre, qui contribue à relancer l’intérêt des sucriers et des potentiels colons pour ce type de contrat. Il est ainsi remis à l’honneur au début des années 1880, afin de permettre la remise en culture d’une partie des terres du domaine sucrier de Savanna. Ce phénomène, observé à Saint-Paul, participe d’un mouvement plus vaste, selon un rapport du protecteur des immigrants daté de 1886 lequel mentionne l’existence « d’engagements à la part » dissimulant en réalité des engagements fictifs.

[La Réunion – Saint-Paul : vue aérienne de l’usine de Savanna]. Jean Legros. 1950-1960]. Photographie.
Fonds privé Jean Legros (1920-2004). Tous droits réservés
Après 1880, le phénomène d’engagement à la part est suffisamment important pour attirer l’attention de l’administration coloniale, mais force est de reconnaître qu’il ne concerne qu’une minorité d’individus, c’est-à-dire 4,64 % d’une population de 44 592 immigrants originaires du bassin indien ou africain.

À défaut d’être pratiqué couramment sur les propriétés sucrières, le colonat est donc bien connu de ces dernières avant 1882. Toutefois, ce mode de faire-valoir n’avait pas de législation spécifique pendant la plus grande partie du XIXème siècle malgré son ancienneté et son importance dans le monde rural français. Si ce vide juridique est comblé en métropole par la loi du 18 juillet 1889 visant donner un cadre légal à des usages courants, cette loi n’est pas immédiatement transposée dans la Colonie car il faut attendre plus d’un quart de siècle (1915) pour qu’un décret  et un arrêté  portent application à La Réunion de la loi de 1889 sur le bail à colonat partiaire . La promulgation de cette loi est probablement à l’origine de la rédaction d’un petit Questionnaire d’enquête sur la situation des colons et l’exploitation des terres de 1915 .

[La Réunion – Travailleuses dans un champ de cannes à sucre]. Jean Legros. 1950-1960]. Photographie.
Fonds privé Jean Legros (1920-2004). Tous droits réservés
Dans un article du Nouveau Journal de l’île de La Réunion du 12 juillet 1911, le député de la Haute-Loire Édouard Néron affirme que le colonat partiaire prend une extension de plus en plus grande et que le recours à ce mode de faire-valoir, comme les progrès dans l’agriculture, sont à l’origine de l’accroissement de la production. D’après cet auteur, ce type de contrat « permettra bientôt aux colons, s’ils sont économes, d’acquérir à leur tour la qualité de propriétaires ». Les archives n’abordent pas de manière suffisamment précise et détaillée la question du travail à la part. En vérité, il est difficile de mesurer son impact dans l’activité sucrière dans la mesure où il n’existe pas, pour le cas réunionnais, d’enquête comparable à celles qui ont été menées dans les campagnes françaises au cours de la seconde moitié du XIXème siècle. La même difficulté peut être rencontrée lorsqu’il s’agit d’évaluer le degré de rentabilité de l’activité colonique du point de vue du propriétaire ou du colon. De ce point de vue, il faut s’accorder pour dire que les destins ont dû être variés et les réalités contrastées. Le colonat a satisfait les propriétaires fonciers qui, de profession libérale, commerciale ou industrielle, ne souhaitaient pas s’imposer directement les soucis du faire-valoir direct. En temps de crise, son développement leur assurait un revenu, sans immobiliser de gros capitaux et sans travailler la terre, quelle que soit la récolte. Du point de vue des colons, certains, comme les De Villeneuve à Saint-Benoît, ruinés par la crise, dépossédés par le Crédit Foncier Colonial et après être devenus pour le coup « gros colons » pour ce dernier, ont remonté la pente ; d’autres comme les Mourouvin, ont connu une réussite économique certaine au point de devenir à leur tour industriel et d’être considéré, par Émile Hugot lui-même , comme un des plus grands propriétaires de la Colonie, aux côtés des Choppy ou des Le Coat de Kervéguen.

[Coupe de la canne à sucre]. [G. P. Lagnaux]. 1950-1959. Photographie.
Coll. Archives départementales de La Réunion
Toutefois il ne faut pas perdre de vue que souvent, l’étroitesse des parcelles concédées et le manque de capitaux, lorsque les frais de faisance-valoir n’étaient pas avancés, devaient rendre difficile ou ralentir considérablement un certain enrichissement du colon, qui avait la possibilité d’avoir un double statut socio-professionnel, celui de journalier colon ou d’engagé colon. Ce double statut d’engagé-planteur ou de journalier-colon permet aux travailleurs d’être rémunérés comme des planteurs indépendants, à la différence près que la rémunération perçue était inférieure à celle perçue par ces derniers, du fait que les engagés-colons n’étaient pas propriétaires de la terre exploitée et en raison la faible part prise par eux dans le transport des produits récoltés.


L’arrêt de l’immigration indienne a conduit à une diffusion de ce mode de faire-valoir sur les établissements sucriers mais elle n’en est nullement à l’origine. Le colonat ne fait que se juxtaposer progressivement aux autres modes d’exploitation, comme partout où l’argent manquait et où la concurrence agricole était peu développée. Ainsi, à la fin du XIXème siècle, les habitations-sucreries sont exploitées à la fois par la main-d’œuvre engagée, par des travailleurs à gages journaliers ou mensuels ainsi que par les colons partiaires.
En ayant recours au colonage partiaire, les intentions des sucriers sont purement économiques. Le colonage leur permet de faire cultiver à peu de frais une partie des terres de leurs domaines qu’ils n’auraient pas exploités, faute de main-d’œuvre. S’il est vrai que ce mode de fonctionnement a permis le maintien d’une forme de paternalisme patronal sur le monde paysan des habitations-sucreries, dans le cadre des habitations-sucreries, cette « forme de domination », puisque c’est de cette manière que le colonat a été longtemps perçu et qu’il l’est encore, n’a pas provoqué, du moins jusqu’au début du XXème siècle, de troubles comparables à ceux qui animent les campagnes des Landes françaises à la même époque, au moment où cette domination prenait un tour insupportable . En revanche, malgré ses imperfections et même s’il n’a pas entraîné de changement majeur immédiat dans l’économie insulaire, le colonat partiaire a été le prélude transitionnel au morcellement des grandes propriétés qui a lieu au XXème siècle et qui a permis aux grandes habitations-sucreries d’entrer de plain-pied dans la voie de la centralisation industrielle.

Notes
[1] ADR 3 E 1204 n° 6651, Acte du 3 mai 1856.
[2] Bulletin officiel de La Réunion, Décret du 13 août 1915.
[3] Bulletin officiel de La Réunion, Arrêté du 30 septembre 1915
[4] Cette même loi est rendue applicable en Guadeloupe et à la Martinique qu’en 1916.
[5] ADR 7M1.
[6] Hugot (É.), L’usine et l’économie générale à La Réunion, 1961, 36 p.
[7] Lafargue (J.) Le maniement du droit dans la France rurale du 19e siècle. Sur l’efficacité symbolique de champs juridiques incertains, in Ruralia, 2004-15. http://ruralia.revues.org/document1023.html.
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