L’habitation Desbassayns

La famille Desbassayns

Les testaments de Madame Desbassayns

Les testaments de Madame Desbassayns

Marie Anne Thérèse Ombline Gonneau de Montbrun (1755-1846) veuve d’Henri Paulin Panon Desbassayns a rédigé deux testaments. L’un, le 20 novembre 1807, à l’âge de 52 ans ; l’autre, 37 ans plus tard, le 20 juin 1845, alors qu’elle a 89 ans .

Différents par leur volume ( 2 folios pour le premier, 36 pour le second ), semblables par leur état matériel lésant de-ci, de-là leur lecture, ils sont étrangers l’un à l’autre par leur objet.
Celui de 1845 n’infirme ni ne complète celui de 1807. Les dispositions de dernière volonté restent chose courante dans toutes les strates de la société. La pertinence de cet article tient à la testatrice, personnage de premier plan de son époque. Sa figure imprègne la mémoire collective réunionnaise.

En 1807

Testament de Marie Anne Thérèse Ombline Gonneau, veuve Panon Desbassayns.
20 novembre 1807. Manuscrit.
Coll. Archives départementales de La Réunion, inv. 3 E 426

Elle adopte une disposition en faveur des indigents : « J’ordonne que dans le mois qui suivra mon décès il soit distribué aux pauvres de mon quartier une somme de 2 000 piastres valeur en maïs ou en argent ».

Ce qui sert à vos plaisirs est mouillé de nos larmes. Moreau Le Jeune. 1772. Estampe. In Voyage à l’Isle de France, à l’Isle de Bourbon, au Cap de Bonne-Espérance, etc..
Henri Bernardin de Saint-Pierre. Merlin, 1773. P. 199, pl. 4.
Collection Archives départementales de La Réunion, inv. BIB 112 I.II

L’intégralité du reste de son testament concerne ses « meilleurs Noirs ». Elle veut récompenser leurs bons services. Ils sont nommés, au moins au nombre de 28 (les enfants ne sont pas tous cités). Elle leur attribue, parfois cumulativement, des portions de terrain, des esclaves pour les servir, des rentes annuelles en argent et en maïs. Ces libéralités se font à titre viager. Les pensions seront payées par moitié tous les six mois. Les rentes en argent vont depuis 10 jusqu’à 60 piastres par individu.
À Madelaine, sa nourrice, elle délivre une pension de 50 piastres et 4 milliers de maïs par an ainsi qu’une forte Négresse pour la servir. Le couple formé par Philippe et sa femme Céleste est l’objet de ses sollicitudes. Elle prie ses enfants de leur donner un terrain pouvant donner 12 milliers de maïs, pourvu qu’il ne soit pas trop dans les bas, de leur faire à chacun une rente de 60 piastres par an et de leur donner 3 bons esclaves et les bâtiments convenables. Paya aura une pension de 30 piastres et 3 milliers de maïs par an et un Noir pour le servir. Il en est de même pour Nathalie, qui se voit attribuer une Négresse ; et pour Sabine, « gardienne des malades de chez mon père ».
À certains, elle donne le choix de leur maître, « parmi tous les habitants de cette colonie ». Cela se fait à condition qu’on ne puisse pas exiger des maîtres qu’ils choisiront au-dessus de 100 piastres par tête pour le prix le plus élevé. Et elle entend que dans aucun cas, aucun de ses esclaves ayant choisi un maître ne pourra être vendu. Si ce maître venait à mourir ou à quitter la Colonie ces esclaves auront de nouveau la faculté de rechercher leur maître et dans ce cas les enfants qu’ils pourraient avoir eus, les suivront.
Quant à ceux qu’elle a pensionnés avec du maïs et de l’argent et qui n’auront point de maître, ils pourront demeurer soit à son jardin du bout de l’étang, soit à Saint-Paul dans l’emplacement derrière celui de son père. On leur bâtira des cases convenables à chacun.

Vue du bout de l’étang de Saint Paul. G. Bos, lithographe ; d’après Louis Antoine Roussin, dessinateur.
1868. Lithographie, rehaut de couleur.
Coll. Musée historique de Villèle, inv. 2002.4.46

À titre d’élément de comparaison, en prenant la piastre à 3 livres, un magasin de 22,80 m2 en pièces couchées couvert en feuilles de la succession de feu Louis Fontaine, à la ravine du Pont, à la rivière d’Abord, est prisé à environ 67 piastres lors de l’inventaire du 9 avril 1807 .
Ces largesses tiennent lieu de récompenses. Ils ne quittent pas leur condition.

Elle nomme pour ses exécuteurs testamentaires ses fils ou gendres qui résideront dans la Colonie lors de son décès, pourvu qu’ils soient au nombre de deux. Sinon, elle s’en remet à un de ses amis (Antoine Parny, Sainte-Croix…) en lui offrant un cadeau de 500 piastres en argenterie.

En 1845

Testament de Marie Anne Thérèse Ombline Gonneau de Montbrun veuve de
M. Henri Paulin Panon Desbassayns propriétaire demeurant à Saint-Gilles commune de Saint-Paul.
Coll. Archives départementales de La Réunion, inv. 3 E 426

Madame Desbassayns entend faire le partage de ses biens entre tous ses enfants, petits-enfants et arrière petits-enfants. L’intégralité de ses possessions foncières, des animaux, le détail de ses esclaves, y figure. Elle consacre un chapitre spécial à la chapelle de Saint-Gilles.

En comptabilisant une pompe à vapeur à l’établissement de Bernica (5 000 F), les deniers comptants disponibles à Bourbon (56 950 F), les rapports que ses descendants doivent faire à la succession (104 270 F), le montant de la masse totale à partager s’élève à 1 661 350 F.

Ses propriétés, situées dans l’ouest de l’Île, se partagent en plusieurs parties.

La plus importante est celle de Saint-Gilles

Habitation Desbassayns (St-Gilles). Dureau, lithographe ; Louis Antoine Roussin, dessinateur. 1847. Lithographie.
Coll. Musée historique de Villèle, inv. 1998.8.7.1

L’on y distingue :
– les terres, la maison principale, les dépendances (2 pavillons en bois, 4 magasins, prison, hôpital, cuisine pour les Noirs, cuisine de maître en pierres, pavillon servant de dépense, poulailler, écuries, etc.) ; l’établissement de sucrerie (7 bâtiments en pierres, servant de magasin, purgerie à sirop, forge, remise, renfermant une pompe à vapeur de la force de 6 chevaux avec un moulin de la force de 8 chevaux et une usine à la Wetzell, les écuries en pierres…) ; une machine hydraulique servant à élever l’eau de la partie basse de Saint-Gilles à l’établissement de sucrerie, des tuyaux et des citernes destinés à la conduite et à la réception des eaux ; une maison construite en bois et en torchis ; un bâtiment en pierres servant de logement au régisseur ; un autre, situé près le bord de la mer servant de dépôt des sucres à embarquer.
Le total de l’estimation est de 502 500 F.

– Les 295 esclaves qui y sont attachés sont prisés 428 150 F.

– Enfin, les bêtes de trait et autres animaux (16 mulets, du Poitou ou de Buenos Aires, avec charrettes et harnais, 39 bœufs de charroi, tant du pays que de Madagascar, avec leurs charrettes), sont estimés à 20 000 F, un troupeau de 13 bœufs et de 36 cabris, est porté pour mémoire.

Le tout monte à la somme à 950 650 F, soit 57 % de la masse globale. Chose commune aux autres successions, la valeur de la force de travail, les esclaves, représente une proportion fort remarquable (45 % des biens de Saint-Gilles).

Les terrains de Saint-Gilles sont partagés en plusieurs portions. Celui de Saint-Gilles proprement dit (concession Duhal), le plus étendu, comprend une portion 89 ha 65 a 4 ca propre à la culture des cannes, et une autre propre seulement à la culture des vivres mesurant 54 ha 63 a 6 ca, le surplus consistant en communes ou terres incultes n’ayant aucune valeur appréciable.
Le terrain dit Emery Mahé, partagé en cannes et terres à vivres, forme une annexe du précédent ; le terrain dit Léon Parny, dont une partie en terres de qualité inférieure ; le terrain dit le Carrosse (41 ha 70 a 61 ca, et une autre portion de qualité inférieure de 25 ha 46 a 35 ca) ; le terrain dit Millemont Ricquebourg dont 11 ha 87 a 11 ca en bonne terre et le reste en commune ; le terrain dit Tourangeau, dont 21 ha 36 a 79 ca de terre cultivée ; le terrain sis à la Grande Ravine, dont une très petite portion seulement est défrichée et le reste est en bois et en savane. Les terrains de Saint-Gilles mesurent ensemble plus de 316 ha.

La propriété de Bernica

Elle se compose :
– du terrain de Bernica, ayant 28 ha 49 a 5 ca de terre de première qualité, avec les communes qui en dépendent, ainsi que 3 portions de terre situées au lieu-dit le Tan rouge (une partie du terrain ayant été donnée par son père à ses Noirs affranchis) ;
– du terrain dit Parny, ayant 5 ha 93 a 55 ca de terre de première qualité ;
– du terrain dit Cadet, ayant 31 ha 22 a 9 ca de terre de première qualité ;
– du terrain dit Châteaubrun, ayant 9 ha 49 a 68 ca de terre de première qualité, et 4 ha 74 a 84 ca de terre de seconde qualité ;
– du terrain dit Valère et Virginie ayant 2 ha 37 a 42 ca de terre de première qualité ;
– du terrain dit la petite terre, ayant 6 ha 64 a 77 ca de terre de première qualité ;
– du terrain dit Hilarion Ricquebourg et Maunier, ayant 18 ha 99 a 36 ca de terre de première qualité et 23 ha 74 a 22 ca de terre de seconde qualité, avec les communes qui en dépendent ;
– du terrain dit Massard, ayant 4 ha 74 a 84 ca de terre de première qualité et 18 ha 99 a 36 ca de terre de seconde qualité, avec les communes, sur lequel il existe un magasin en bois ;
– d’un terrain borné à la base par le chemin vicinal, au sud par le Bras de Bernica ayant environ 18 ha 99 a 36 ca de terre inférieure ;
– du terrain dit le Brûlé, servant de pâturage, prenant de l’éperon formé par les 2 bras du Bernica allant au sommet des montagnes ;

À Bernica il existe un établissement de sucrerie qui se compose d’une pompe à vapeur de la force de 4 chevaux, dite Guerry, avec tambour de 10 chevaux ; d’une batterie en cuivre ; d’une usine à la Wetzell ; d’un bâtiment en pierres servant de sucrerie ; d’un bâtiment en pierres servant de purgerie ; d’un grand et d’un petit magasin en pierres ; d’un pavillon d’habitation couvert en paille ; d’un autre, servant de logement au régisseur ; d’écuries, parcs à bœufs, etc.

De plus il existe sur le terrain de Bernica proprement dit une maison principale construite en pierres, un grand magasin et une cuisine en pierres, un cabanon (?) en bois, une cuisine en bois pour les Noirs… un magasin couvert en feuilles…

Maison du Bernica, façade nord et est. 1940. Photographie.
Coll. privée

Sur le même terrain sont une maison dite du Bois de Nèfles construite en bois en mauvais état, un pavillon, un grand et un petit magasin en bois, une vieille cuisine en pierres ; sur le terrain dit Châteaubrun, une maison en bois, non achevée, mais en bon état et avec étage.
Le total de l’estimation des terrains avec les établissements de sucrerie et autres constructions est 266 000 F.

Les 111 esclaves y attachés montent à 151 750 F.

Les bêtes de trait et autres animaux valent 16 500 F.

La valeur totale des biens de Bernica atteint 434 250 F, 26 % de la masse totale.

Ses autres propriétés sont quasiment toutes situées à Saint-Paul

Un terrain d’emplacement nu dit des dattes ; un autre sur la chaussée dont dépendent un petit emplacement qui en est séparé par la rue Saint-Louis et sur lequel il existe un pavillon contenant une presse à coton, et un petit terrain de vivres devant la maison principale ; la rizière de la Fontaine mesurant 1 ha 42 a 45 ca ; le terrain dit Touchard borné à sa base par les eaux vives de l’étang, de17 ha 31 a 8 ca, dont 14 ha consacrés à la culture des cannes ; le terrain de la Roche Blanche à Saint-Paul borné à sa base par les eaux vives de l’étang ; et enfin, le terrain sis à la Pointe des Galets provenant de la succession de sa mère ayant environ 2 ha 37 a 42 ca.

Leur montant est de 110 250 F, la valeur la plus forte revient au terrain dit Touchard (60 000 F), la plus faible à celui de la Pointe des Galets (250 F).

Les esclaves

Faisant partie de son patrimoine, comme pour tout habitant de la colonie, les 406 esclaves de Madame Desbassayns sont « désignés par leurs noms, castes, âges et professions, avec indication de la prisée faite par les experts ». Énumérés par familles ou par individus, leur estimation se fait en fonction de leurs âge, métier, état physique.

L’immense majorité est créole (nés dans l’Île). Cela n’est pas surprenant, la traite ayant été prohibée à partir de 1817, interdiction affirmée à partir de 1830. Nous observons à cet égard que certains esclaves, cafres ou malgaches, sont relativement jeunes, ce qui prouve une introduction tardive dans la Colonie. Ainsi, Paulin-Leroux, cafre, commandeur, âgé de 26 ans, ou encore Ferdinand, malgache, tonnelier cordonnier, 23 ans, condamné aux fers pour 3 ans.

La plupart des prénoms sont « conventionnels » (Olivier, Geneviève, Candide, Jean Baptiste…). D’autres reflètent des sources d’inspiration fort éclectiques, sans que l’on sache qui les a attribués. La plupart de ces prénoms ne sont pas exclusifs des esclaves de Madame Desbassayns. Ainsi, Léveillé, Lindor, Lafleur, Zéphir, Adonis… Nous relevons Mardi, Mercredi, Janvier, mais également Sénateur, ou encore Hercule, Olympe, Charlemagne, Vénus, Neptune, Minerve. Bayonne est attribué à un esclave, ainsi que Coblentz (référence à l’histoire ?). Remarquons, aussi, Lolo, Barré, Modeste Petite, Henri Petit (nanisme ?) Ozone, Carbon, Mambo, Catiche, Dominique Macondé, cafre, Éline de Phanélie (filiation ?), Roger dit Dauphin.

Vénus, créole, Négresse de cour. Ann Marie Valencia, peintre.
1999. Peinture acrylique. Papier marouflé.
Coll. Musée historique de Villèle, inv. 2000.2.5.1
Des affections frappent une trentaine d’individus, ce qui baisse leur prisée. 5 sont qualifiés de malades, maladif ou « faible ». Le contingent majoritaire est celui des invalides ou infirmes, 21 des 2 sexes. 3 sont boiteux, l’un a « une grosse jambe ». 2 sont aveugles, l’un est sourd, 2 lépreux.
Des marrons, un « marroneur » sont portés pour mémoire. De même, Émilie, créole de 75 ans, « carte blanche ».
Les Noirs et Négresses de pioche sont les plus nombreux. L’éventail des autres métiers se révèle très ouvert, tout en ne concernant qu’un nombre restreint d’individus. Ainsi, les 12 commandeurs, dont 10 à Saint-Gilles. Parmi eux, 3 femmes.
Les 17 domestiques (dont 9 femmes) ne sont affectés que sur la propriété principale. De même que la servante, la servante et couturière, le cocher, le palefrenier, les 8 couturières, les 5 cuisiniers (dont une femme), la blanchisseuse, la laveuse et repasseuse, les 3 jardiniers et la jardinière, la Négresse de cour, la poulaillère, le boulanger, l’infirmière, le charretier. 39 sont gardiens ou gardiennes, avec parfois une attribution spécifique : de moutons, de porcs, d’hôpital, de bœufs, d’habitation, de jardin, de poulailler. Un chef gardien exerce à Bernica. 2 sages-femmes se partagent chacune les 2 propriétés principales, comme les 2 chefs-charpentiers. Il en va ainsi des 9 maçons. L’on trouve 9 charpentiers, un forgeron, un forgeron tonnelier, un forgeron et chef de troupe, un tonnelier, un tonnelier cordonnier (signalé plus haut), un charbonnier, un ouvrier, un ouvrier sucrier, un chef-sucrier. Certains de ces métiers signalent des « esclaves à talent ». Les métiers ne sont pas toujours indiqués. Il est surprenant que le nombre de sucriers soit aussi ténu.

La chapelle de Saint-Gilles

Elle y affecte une rente annuelle et perpétuelle de 1 250 F. Les abandonnataires de la propriété exécuteront ses volontés et en assureront l’exécution après eux. S’ils la donnent à une congrégation religieuse, à un supérieur ecclésiastique, ou à la commune, la rente sera due et payée au nouveau propriétaire. Des messes y seront célébrées, à son intention, à celle de son mari et des membres de sa famille tous les ans à perpétuité. Les esclaves et les pauvres habitants des environs, pour qui principalement elle a fait construire la chapelle, y auront des places gratuites. Si jamais un culte autre que le culte catholique y est consacré, le service de la rente cessera.

Souvenir de l’Ile Bourbon, N° 41. Chapelle Desbassayns. (Saint-Gilles).
Louis Antoine Roussin. 1847. Lithographie.
Coll. Archives départementales de La Réunion, inv. 99FI44

Elle entend qu’avec cette chapelle, soient compris dans l’attribution qu’elle a faite à ses cinq enfants de la propriété de Saint-Gilles, les tableaux, vases sacrés, chandeliers, ornement, tapis, buffets, bancs, fauteuils, chaises, destinés à son usage, ainsi que l’autel en marbre qu’elle a demandé en France.


Ces testaments, actes à caractère privé, forment ainsi des livres ouverts sur ses habitations et emplacements. Outre les aspects purement familiaux, ils offrent l’opportunité d’une immersion dans la société coloniale bourbonnaise du XIXe siècle.

Notes
[1] Les deux testaments figurent sous la cote 3 E 426 aux Archives départementales de La Réunion (ADR).
[2] ADR, 3 E 1 556.
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