Société de plantation

L'usine sucrière

Histoire de la sucrerie de Bois Rouge (1817-1912)

Histoire de la sucrerie de Bois Rouge (1817-1912)

Bâtie en 1817, et durant plus de 90 ans, la sucrerie de Bois Rouge est intimement liée au domaine sucrier du même nom et à l’histoire d’une famille de notables : les Bellier-Montrose. François-Xavier Bellier-Montrose, créateur de la sucrerie et de la propriété, puis son fils, Adrien Bellier‑Montrose, sont à l’origine de la constitution d’un « empire » agro-industriel dans l’Est durant les années 1850-1860. En 1912, les descendants d’Adrien, ne souhaitant morceler leur héritage, fondent la société Adrien Bellier, création qui reflète aussi l’évolution du capitalisme réunionnais au début du XXe siècle. Cet article propose de suivre l’histoire de cette sucrerie réunionnaise des origines à 1912.

La naissance de Bois Rouge

À partir des années 1810-1820, François-Xavier Bellier-Montrose (1766-1846) s’intéresse à la plaine de Bois Rouge où il remembre des terrains formant le cœur du domaine. À une première parcelle achetée le 19 juin 1810, il ajoute huit autres terrains et constitue un domaine de plus de 100 hectares.

Au mois de janvier 1816 , il est fait mention à Bois Rouge d’un alambic , destiné à la fabrication d’alcool de canne. Au cours de l’année 1817, François-Xavier Bellier-Montrose créée la sucrerie, attestée par le recensement de 1818  qui mentionne la production de 300 000 quintaux (3 tonnes) de sucre. 40 000 gaulettes² (100 ha.) sont plantées en cannes à sucre, 20 000 g² (50 ha.) en maïs, 2 000 g² (5 ha.) en patates douces. Dans la liste des 121 esclaves, pour la première fois, on voit apparaître la mention d’un « sucryé » (sic) en la personne de Jacquemin, Créole de 36 ans. Ce détail est intéressant : l’un des esclaves de François-Xavier Bellier-Montrose a acquis rapidement le savoir-faire nécessaire à la fabrication du sucre.

Le moulin de Bois Rouge fonctionne à l’aide d’une machine à vapeur de fabrication anglaise, innovation fondamentale dans l’île introduite par les frères Charles et Joseph Panon-Desbassayns. François-Xavier Bellier-Montrose suit leur exemple et Bois Rouge est la troisième sucrerie équipée d’un moulin à vapeur au début des années 1820. Le gouverneur Pierre Bernard Milius, en poste à Bourbon de 1818 à 1821, dit à propos du Quartier-Français :

Il y a plusieurs belles sucreries, parmi lesquelles on peut citer celles de MM Brun [Quartier Français] et Monrose Bellier [François-Xavier, Bois Rouge]. La sucrerie de M. Monrose Bellier est remarquable par l’ordre et l’économie qui y règnent. Il a fait venir une pompe à feu d’Angleterre qui lui économise des bras mais consomme beaucoup de combustible .

Le choix de machines à vapeur « opère une rupture dans l’activité sucrière mondiale et installe l’île dans la dimension industrielle. […] L’île s’est convertie presque d’un coup à la vapeur, bien plus vite que Maurice et les Antilles » . La révolution industrielle est en marche à Bourbon, portée par la mise en place de l’industrie sucrière : de 1810 à 1820, le nombre de sucreries passe de 10 à 91. À Saint-André, les recensements permettent d’affirmer qu’il existe 11 sucreries dès 1818, 17 en
1823 , commune qui se place au second rang après Saint-Benoît .

De 1816 à 1822, année correspondant à la dernière acquisition faite par François-Xavier Bellier-Montrose dans la plaine de Bois Rouge, la superficie cultivée en cannes à sucre sur le domaine passe de 12 000 g² (30 hectares) à 44 000 g² (110 hectares). Il n’est pas possible de disposer des mêmes chiffres pour la production de sucre en raison de l’absence de données précises. Des plantations de manioc, de maïs, de patates douces, existent également, destinées à la nourriture des esclaves rattachés à la propriété.

Vers 1825-1826, la famille Bellier-Montrose s’installent dans une grande maison en pierre élevée non loin du rivage et de l’usine. Réalisée probablement d’après les plans de Jean-Baptiste de Lescouble, cette demeure marquée par l’influence du néoclassicisme est l’une des premières manifestations importantes de ce style à La Réunion. L’élévation sud donnant sur le jardin, la toiture terrasse originelle, reprennent aussi des modèles néoclassiques nés à Pondichéry à la fin du XVIIIe siècle.

Jean-Baptiste Dumas, Habitation Monrose à Saint-André, 1829-1830, aquarelle.
Coll. Archives départementales de La Réunion 98FI40

De la marine marchande à la plantation : les ambitions d’Alexandre Protet

Au cours des années 1830-1840, Bourbon connaît la première crise économique de l’ère de la canne à sucre. En 1829-1830, trois cyclones affectent les champs et les bâtiments. Par ailleurs, la mévente du sucre en métropole, concurrencé par le sucre de betterave baptisé « indigène » et la difficulté d’obtenir les esclaves sans cesse toujours plus nécessaires aux travaux des champs qui ne cessent de s’étendre, mettent un terme à l’euphorie sucrière bourbonnaise des 20 premières années du XIXe siècle. De nombreux planteurs sont ruinés, incapables de faire face aux échéances des emprunts contractés pour l’acquisition d’un matériel onéreux.

Honoré Daumier, Combat du général Corque Betterave, 1839, reproduction d’une lithographie.
Coll. Musée historique de Villèle, inv. 1992.79.12

Cette période est marquée dans l’histoire de la famille Bellier-Montrose par le décès, en décembre 1830, d’Anne de Boistel épouse de François-Xavier Bellier-Montrose. La crise économique naissante et cette disparition ouvrent une période difficile pour Bois Rouge.

Le 21 juillet 1831 , débiteur envers 15 bailleurs de fonds, d’une somme de plus de 1 700 000 francs, François-Xavier, âgé de 64 ans, se voit dans l’obligation de passer un accord avec ses créanciers afin de reporter les échéances de ses dettes . S’il garde la jouissance de la maison principale et la propriété de 14 esclaves domestiques sur les 307 esclaves qui vivent à Bois Rouge, le contrat qu’il signe le contraint à abandonner pour quatre années la propriété de la sucrerie, des terres de Bois Rouge. Un État de situation de l’établissement du Bois Rouge dresse un inventaire sommaire du site en 1831 : deux bâtiments distincts abritent l’un, le moulin doté d’une pompe à vapeur de la force de 10 chevaux, l’autre deux batteries. Il est fait mention de « purgeries », de deux grands magasins « à vivres et à sucre », d’un hôpital, d’une forge, de plusieurs pavillons et d’une maison de maître. Trois grands magasins servant de dépôts et un établissement de marine complètent ces installations.

La mise sous tutelle indique le nombre record d’esclaves pour la période étudiée : 307 individus, soit 113 Mozambiques, 98 Créoles, 75 Malgaches et 21 « Malais ». La majorité d’entre eux, 264 esclaves, se situent dans la tranche d’âge comprise entre 14 et 60 ans, 30 esclaves étant âgés de moins de 14 ans (20 hommes et 10 femmes) et 13 de plus de 60 ans (sept hommes et six femmes). Les hommes sont plus nombreux que les femmes : 213 (69,3 %) contre 51 (16,6 %) dans la tranche d’âge de 14 à 60 ans, correspondant aux esclaves dans la pleine force de l’âge.

La disproportion entre hommes et femmes n’est pas une exception : durant la période 1810-1848, le nombre moyen de femmes est de 24 % sur les habitations-sucreries. François-Xavier Bellier-Montrose, comme d’autres industriels de son temps, a fait le « choix de la productivité » avec plus de 210 hommes. Les esclaves sont toujours dirigés par huit commandeurs, dont six Créoles et deux Cafres. On retrouve dans la longue énumération de 1831 la répartition entre « esclaves à talents » et Noirs de pioche : 12 « charpentiers », 15 « domestiques ou servantes », deux « forgerons », un « cordonnier » et enfin un « cuisinier ».

Les mesures prises par les créanciers à l’encontre de Bellier-Montrose ne le conduisent pas à renoncer, même temporairement, à la gestion de ses biens. Treize jours après l’acte du 21 juillet 1831, il emprunte la somme de 151 310 francs à trois de ses créanciers, en donnant une fois de plus le domaine et les constructions qui s’y trouvent en garantie. Cette attitude irresponsable, les droits de succession et la situation d’indivision des biens, le départ pour la métropole en janvier 1832 d’Adrien Bellier-Montrose, fils de François-Xavier très impliqué dans la gestion du domaine, sont à l’origine de la vente aux enchères de Bois Rouge le 5 février 1832 . L’acte notarié contient une description sommaire du domaine borné :

au nord, par les pas géométriques, au sud par Abadie, Deheaulme et Chambrun Maillot, à l’est par veuve Maillot Chambrun et Ducros, et enfin à l’ouest par l’ancien lit de la rivière Saint-Jean et la rivière Saint-Jean ». Il y existe : « une maison de maître en pierres à étage, avec galerie, avec toutes ses dépendances, un établissement de marine, avec magasin en pierres, avec les chaloupes, pirogues et accessoires, une sucrerie, une purgerie, une guildiverie [distillerie], construites en pierres avec tous les ustensiles, un moulin à vapeur pour l’usage de la sucrerie, un magasin en pierres servant d’entrepôt public aux denrées destinées à être expédiées, des écuries, porcheries, poulaillers, etc.

Cet acte confirme la configuration éclatée de l’établissement industriel. La fabrication du sucre se déroule dans trois édifices distincts, mode de production importé des Antilles ou de l’île Maurice. D’autres sucreries de l’île à la même période possèdent la même chaîne de fabrication répartie dans trois bâtiments .

Alexandre Pierre Protet (1798-ap.1855), gendre de François-Xavier Bellier-Montrose, rachète Bois Rouge. Originaire de Saint-Sevran (Ille-et-Vilaine), ancien capitaine de marine marchande, il s’installe à Bourbon en 1827. Deux ans plus tard, il épouse Aurélie Bellier-Montrose, (1809-1863), fille de François-Xavier, et entre dans le cercle des familles de notables de la côte Est. Dès 1831, il est à Bois Rouge auprès de son beau-père. L’ingénieur Joseph Wetzell le trouve supervisant l’installation « d’une pompe en fer pour l’alimentation des filtres et prenant des dispositions pour commencer la roulaison sous peu de jours » .

Durant les années 1830-1840, Protet s’intéresse à d’autres domaines à proximité de Saint-André. En 1837, il achète Belle Vue, puis, en 1842, La Vigne, deux habitations importantes à Sainte-Suzanne. En 1845 il prend des parts dans une seconde sucrerie à Saint-André : la Nouvelle Espérance. Créée en 1835 par Émile Vincent et Frédéric Sauger, elle se trouve sur la rive droite de la rivière Saint-Jean . Il s’agit de la première usine centrale de la colonie au XIXe siècle, la première usine sans terre, préfigurant l’évolution de l’industrie sucrière réunionnaise. C’est aussi la plus moderne de la colonie, dotée d’un outillage complet sorti des ateliers de Desrones et Cail, fournisseurs de l’industrie betteravière en métropole. En produisant 1000 tonnes de sucre en 1840-1841, La Nouvelle Espérance est la première sucrerie de la colonie, production dépassant largement celle des plus grosses unités de l’île qui fabriquent alors 200 tonnes de sucre . Ces achats se font au détriment de Bois Rouge : entre 1832 et 1848, Protet n’achète qu’un seul terrain d’une superficie de neuf hectares.

Antoine Roussin, Sucrerie de la Nouvelle-Espérance, 1847, lithographie.
Coll. Musée Léon Dierx, inv. 1983.0.04.53

Concernant les esclaves, en 1842 , 236 esclaves vivent à Bois Rouge : 98 Créoles, 57 Malgaches, 64 Cafres et 17 Indiens. Le groupe des Créoles est devenu majoritaire et le restera jusqu’à la fin du régime servile, conséquence du renforcement sous la Monarchie de Juillet (1830-1848) des contrôles concernant la traite illégale entre la côte Est de l’Afrique, Madagascar et Bourbon. Plusieurs esclaves sont spécifiquement affectés à la sucrerie : Corneille, 40 ans, et Adrien, tous deux Créoles, sont commandeurs et « chefs sucrier » ; Bruneau, 44 ans, Créole est désigné comme mécanicien, « chef du moulin » ; Vulcain, 36 ans est le deuxième « chef sucrier » ; Longol, Cafre de 43 ans est désigné comme « mécanicien ». Ces précisions reflètent l’évolution des tâches sur les habitations sucreries au cours de la première moitié du XIXe siècle. A partir des années 1830 en effet, dans la masse des esclaves bourbonnais, certains acquièrent les précieuses qualifications nécessaires à la manœuvre des mécaniques d’une sucrerie , formant une sorte « d’élite » parmi la population servile.

Le recensement de 1847 , le dernier concernant Bois Rouge pour la période servile, indique : cinq hectares en savanes, 35 hectares en maïs, 52 hectares en canne à sucre et 10 hectares en manioc. La récolte de maïs s’élève à 60 tonnes et celle de sucre à 250 tonnes. 219 esclaves sont mentionnés : 104 Créoles, 49 Malgaches, 51 Mozambiques (Cafres), 15 Malais. Une dizaine d’esclaves sont toujours affectés spécialement à la sucrerie. On y retrouve plusieurs prénoms mentionnés dès 1842 comme Bruneau, 49 ans, « mécanicien », ou Corneille, 45 ans, et Adrien, 43 ans, tous deux Créoles, commandeurs et « chefs sucriers ». Ces derniers sont toujours secondés par Vulcain, 41 ans, Malgache, deuxième chef sucrier. Un « chef des ouvriers », Lubin, Cafre de 53 ans vient compléter cette première équipe tout comme Petit Jasmin, 31 ans, Cafre, ou Miliu, 41 ans, Créole, tous deux mécaniciens. Dans le cadre du régime servile à Bourbon, le mot ouvrier paraît anachronique.

Concernant la période de 1816 à 1848, la population esclave de Bois Rouge augmente fortement de 1816 à 1831, passant de 118 à 307 individus, chiffres qui reflètent la mise en valeur du domaine que se constitue dans la plaine de Bois Rouge François-Xavier Bellier-Montrose. De 1831 à 1847, la tendance s’inverse. 307 esclaves en 1831, 219 en 1847, cette diminution peut s’expliquer par la volonté d’Alexandre Protet de développer les autres domaines qu’il a acquis dans les années 1830-1840, mais aussi par un certain désintérêt pour le site de Bois Rouge.

Le 30 septembre 1848 , trois mois avant la fin du régime servile, Protet cède Bois Rouge à une société formée par ses beaux-frères et belles-sœurs contre la somme de 446 204 francs, prix incluant les 10 terrains, avec « maison principale, pompe à vapeur, sucrerie, magasin et bâtiments divers, 20 mules et mulets, plusieurs charrettes » et 205 esclaves. Adrien est le principal actionnaire avec la moitié des parts, l’autre moitié étant répartie entre ses frères, François-Xavier et Prosper Bellier‑Montrose, sa sœur Marianne Bellier-Montrose, épouse de Léopold Auguste Protet, les héritiers mineurs de Clémentine Bellier-Montrose, décédée, épouse de Jules Henri Maingard et Jules-Xavier et Paul Maingard.

Cette société, la première dans l’histoire de Bois Rouge, prend fin le 16 mars 1853 : Adrien Bellier-Montrose rachète les parts des membres de sa famille contre la somme de 342 857,12 francs. Au début du Second Empire, il possède 100 hectares à Bois Rouge et 207 hectares sur les hauteurs de Sainte-Suzanne (propriété La Réunion, achetée en 1838), deux sites dotés d’une sucrerie. Ces établissements industriels comptent parmi les 274 usines créées à Bourbon entre 1783 et 1848 , dont beaucoup n’ont eu qu’une existence éphémère.

L’« empire » d’Adrien Bellier-Montrose

De 1851 à 1861, des conditions climatiques exceptionnelles préservent La Réunion de cyclones dévastateurs. Par ailleurs, l’emploi de nouvelles variétés de canne à sucre améliore les rendements, perfectionnés aussi par l’utilisation massive d’un engrais importé du Chili, le guano. À partir des années 1850, la main-d’œuvre servile qui a partiellement quitté les grandes propriétés sucrières, est remplacée par des travailleurs libres sous contrat, les « engagés du sucre », dont la majorité est recrutés en Inde, mais aussi en Afrique de l’Est. Durant cette décennie enfin, le sucre des colonies bénéficie d’une détaxe à leur entrée en métropole, facilitant ainsi leur écoulement sur le marché national.

Dans ce contexte économique favorable, la production de sucre à La Réunion passe de 18 540 tonnes en 1849 à 68 469 tonnes en 1860. En 1856, Georges Imhaus, propriétaire de la sucrerie de Rivière Saint-Pierre à Saint-Benoît, et représentant de la colonie à Paris, écrit à propos de La Réunion : « Assurément, là ne s’arrêtera point le merveilleux essor de son agriculture et de son industrie » .

Cette courte période de prospérité conduit Adrien Bellier-Montrose, comme de nombreux autres propriétaires de l’île, à se lancer dans une politique d’acquisitions foncières. De 1853 à 1869, Bois Rouge devient le centre névralgique d’un empire agro‑industriel réparti sur cinq communes de la côte Est : Sainte-Marie, Sainte-Suzanne, Saint-André, Bras-Panon et enfin Saint-Benoît. Aux domaines de Bois Rouge et de La Réunion viennent s’ajouter : L’Union, à Bras-Panon, acheté en 1857, Rivière des Roches, acquise en 1863 et la propriété Dureau, connue plus tard sous le nom de La Révolution, à Sainte-Marie est achetée en 1869. Chacun de ces domaines possède une sucrerie.

Concernant Bois Rouge, de 1853 à 1856, Adrien Bellier achète cinq terrains importants formant une surface de plus de 200 hectares : il triple ainsi la superficie de sa propriété à Saint-André. En 1855, afin de pouvoir exporter son sucre, Adrien rouvre la marine de Bois Rouge, fermée depuis 1842. Cette marine dispose de trois chaloupes de 10 à 12 tonneaux.

Marine de Bois Rouge, 1855, dessin.
Coll. Archives départementales de La Réunion, 2Q87

À la fin du Second Empire, Adrien Bellier possède plusieurs centaines d’hectares dans l’Est et cinq sucreries. Son appétit foncier est comparable à celui d’autres familles de l’île qui, au cours de la même période, rassemblent toujours plus de terres. A titre de comparaison, on peut citer l’exemple des familles Orré, Choppy ou Le Coat de K/véguen qui se constituent de vastes domaines à Saint-Pierre, Petite-Île ou Saint-Joseph. Mais la prospérité des années 1850 est factice. Des voix s’élèvent dans la colonie afin d’attirer l’attention sur le remembrement des meilleures terres entre les mains de quelques familles, l’accroissement inconsidéré des surfaces cultivées en cannes à sucre au détriment des cultures vivrières, mais surtout l’endettement excessif des industriels.

Antoine Roussin, Quartier Français, le Bois Rouge, 1860, lithographie.
Coll. Musée Léon Dierx, inv. 1983.02.04.51

La crise

En 1862, l’ingénieur Louis Maillard écrit : « L’envahissement de la canne, qui fait maintenant la fortune de la colonie, est-il un bien ? Est-il un mal ? Telle est la question souvent posée […] nous restons convaincus que tôt ou tard, la culture de la canne disparaîtra […] » . Un an plus tard, la conjoncture économique devient extrêmement défavorable : La Réunion exporte 47 800 tonnes de sucre en 1863 contre 61 564 l’année précédente. La baisse des cours mondiaux du sucre, la fin du régime de détaxe des sucres coloniaux, le retour de graves cyclones et le développement du borer, insecte ravageant les champs de canne à sucre, font chuter la production qui varie, entre les années 1870 et les années 1900, entre 20 000 et 40 000 tonnes. Au début de cette nouvelle crise, Clémentine de Heaulme, épouse d’Adrien Bellier-Montrose, écrit dans son journal intime : « Vraiment cette année de novembre 1864 à décembre 1865 a été extraordinairement fertile en catastrophes de tout genre : chutes et ruines, […] Tous les ans nous n’avons plus de récoltes, déçus constamment dans tout » .

Jules Lacombe, Clémentine Deheaulme, Mme Adrien Bellier-Montrose, vers 1860, photographie.
Coll. Musée Léon Dierx, don Jean-Marie Ollivier, inv. ME.2019.1.140

Il devient urgent de moderniser pour survivre, d’emprunter pour transformer l’unique industrie de l’île, moribonde et au matériel souvent obsolète, afin de maintenir sa compétitivité. C’est dans ce contexte économique défavorable qu’Adrien Bellier-Montrose sollicite auprès du Crédit Foncier Colonial un prêt d’un million de francs. Implantée dans l’île depuis 1863, cette banque initie un nouveau type de prêts : les prêts sur le long terme, 20 ans, à un taux de remboursement avantageux contrairement aux taux usuriers appliqués dans la colonie. Mais ces prêts sont accordés avec prudence après signature d’un contrat très strict qui fixe dans le détail les clauses du remboursement des annuités et qui se font toujours avec une garantie sur les biens immobiliers des emprunteurs. Un contrat de garantie hypothécaire est dressé le 31 octobre 1864 . Bois Rouge, d’une superficie globale de 314 hectares, est divisé en quatre unités d’exploitation contiguës dont la principale « l’habitation de Bois Rouge » proprement dite. Elle comporte 10 terrains bornés :

au sud par les terrains de Quartier-Français et de La Ciotat, formant les deuxième et troisième « habitations », à l’est par le Grand Etang et par la quatrième habitation dite Nétancourt, à l’ouest par la rivière Saint-Jean et par le terrain La Ciotat, au nord par la mer et pour le surplus par M. de K/véguen ». Les bâtiments suivants s’y trouvent : « une sucrerie en pierre, couverte de tuiles ; un grand bâtiment en pierre, couvert de tuiles, servant à la distillerie, avec machines, appareils, alambics, etc. ; un établissement de marine avec pont débarcadère et objets quelconques servant à son exploitation connu sous le nom de Marine de Bois Rouge ; un grand magasin en pierre et en bois, couvert de zinc avec étage ; un magasin en pierre, couvert de zinc ; un magasin servant de forge et de magasin en pierres, couvert de tuiles, divisé en plusieurs parties ; un bâtiment avec deux ailes à usage d’écuries, construit en pierre, couvert de tuiles ; plusieurs grands cabanons en pierres, couverts de tuiles, servant de logements aux 400 engagés ; une maison de maître dite « Château du Bois Rouge », construite en pierre, élevée d’un rez-de-chaussée, d’un étage et d’un second étage sous combles, couverte de bardeaux ; un pavillon à l’est construit en bois, couvert de bardeaux.

La sucrerie de 1864 est un unique bâtiment d’une superficie de 1000 m². Le moulin anglais des années 1810 (six chevaux vapeur) puis des années 1840 (10 chevaux vapeur) , a laissé place au milieu des années 1850 à un moulin de 20 chevaux fabriqué dans les ateliers français de Desrones et Cail. Un générateur tubulaire de 100 chevaux et deux générateurs à flamme renversée de 50 chevaux chacun alimentent l’usine en vapeur. La puissance du moulin ou des générateurs contraste avec l’archaïsme des appareils de cuisson du vesou. En effet, deux « batteries Gimart », procédé de cuite en continu mis au point dans les années 1820 par un sucrier local, Stanislas Xavier Gimart, sont toujours utilisées alors que d’autres appareils de cuisson plus modernes existent dans l’île. Deux chaudières à cuire par le vide de marque Nillus, complètent le système de cuisson. Le sucre cuit, il passe dans huit turbines à vapeur, nouveautés apparues à La Réunion dans les années 1840.

Cinq ans après ce prêt, Clémentine de Heaulme, épouse d’Adrien Bellier-Montrose, meurt à Saint-Benoît le 4 novembre 1869. Le 7 mars 1870, François Mottet, notaire à Saint-Denis se rend à Bois Rouge et sur les différentes propriétés du couple afin de dresser un inventaire après décès. Ce document nous apporte une information essentielle sur la main-d’œuvre engagée qui travaille sur les différents domaines appartenant à Adrien Bellier-Montrose. 901 engagés sont mentionnés dans l’inventaire dont 283 à Bois Rouge, 118 à La Réunion, 280 à l’Union, 200 à la Rivière-des-Roches et enfin 120 sur l’habitation de Sainte‑Marie. Parmi eux, on compte au moins 452 Indiens, 46 Cafres et 23 Malgaches, chiffres incomplets puisque la répartition par ethnies pour les propriétés de l’Union et de Rivière des Roches n’est pas précisée. Dans le camp de Bois Rouge vivent 250 Indiens, 20 Cafres et 13 Malgaches.

Le 27 juillet 1873, une vente aux enchères met un terme à la situation juridique confuse qui dure depuis quatre ans entre Adrien et ses enfants. Il rachète pour 2 480 250 francs, Bois Rouge, La Réunion, l’Union, et Rivière des Roches évitant le morcellement de son « empire ». L’habitation Dureau à Sainte-Marie devient la propriété exclusive d’Émile Bellier-Montrose, son troisième fils. Adrien dirige ses propriétés avec l’aide des membres de sa famille jusqu’à son décès survenu à Saint-André le 7 août 1891, à l’âge de 85 ans.

Jules Lacombe, Adrien Bellier-Montrose, vers 1870, photographie.
Coll. Musée Léon Dierx, don Jean-Marie Ollivier, ME.2019.1.139

Industriel et propriétaire terrien, Adrien Bellier-Montrose est également un homme politique important de la colonie des années 1830 à son retrait de la vie publique en 1879. Membre des Francs-Créoles sous la Monarchie de Juillet, il représente la colonie de 1857 à 1859 au conseil permanent des colonies auprès du ministre.

Anonyme, Émile Bellier-Montrose, vers 1900, photographie.
Coll. Musée Léon Dierx, don Jean-Marie Ollivier, ME.2019.1.128.2

Tentés par une division de leur important patrimoine foncier, les héritiers Bellier-Montrose préfèrent y surseoir en 1896 et confient l’administration générale des sucreries et domaines leur appartenant à l’un d’entre eux : Émile Bellier-Montrose (1837-1905) qui s’installe dans la maison de Bois Rouge.

Anonyme, , Maison de Bois Rouge, façade sur le jardin au sud, vers 1890, photographie.
Coll. Jacques Darricau
Anonyme, Maison de Bois Rouge, façade nord, 1904, photographie.
Coll. ANOM, fonds Galliéni 44PA178/39

Sous la direction d’Émile Bellier-Montrose, la sucrerie est agrandie comme l’attestent deux photographies datées de 1897 et 1904. L’usine est en partie reconstruite et agrandie de plusieurs bâtiments élevés sur la plate-forme de réception des cannes. Mais l’absence de documents d’archives ne permet pas de préciser la nature de ces transformations.

Henri Mathieu, Sucrerie de Bois Rouge, 1897, photographie.
Coll. privée, Paris
Anonyme, Sucrerie de Bois Rouge, 1904, photographie.
Coll. ANOM, fonds Galliéni, 44PA178/42.

Après la mort d’Émile Bellier-Montrose, les biens de la famille sont administrés de 1905 à 1912 par Armand Benjamin Barau (1860-1936). Cet ancien avocat à la cour d’appel de Saint-Denis a épousé en 1889 Anne Marie Ollivier (1866-1926), une des petites-filles d’Adrien Bellier-Montrose. Barau apprend le métier de planteur à l’Union, domaine appartenant au grand-père de sa femme, dont il assure la gestion depuis son mariage.

En 1910, il fait appel à l’ingénieur Albert Chassagne (1870-1940), pour différentes améliorations à apporter à la sucrerie, puis lui commande au mois de mai 1911 un projet de réfection et d’agrandissement de Bois Rouge . Chassagne possède une solide expérience dans ce domaine, travaillant pour la plupart des industriels de la côte Est. Il est l’auteur des plans de reconstruction de la sucrerie de Rivière du Mât, entièrement détruite par un incendie le 17 septembre 1908, chantier dont il supervise les travaux de 1910 à 1911.

Son projet pour Bois Rouge consiste à modifier totalement l’enveloppe architecturale de la sucrerie et à procéder à des aménagements intérieurs, en respectant l’emplacement des appareils en place tout en prévoyant l’adjonction de pièces nouvelles comme un quadruple effet. Barau envoie le projet de Chassagne à la maison Fives-Lille qui fait parvenir son devis au mois de septembre 1911.

Le chantier se déroule de 1912 à 1913, période durant laquelle les héritiers Bellier-Montrose constituent le 26 juillet 1912, une société anonyme : la société Adrien Bellier (SAB). Le capital est formé du terrain Bruguier à Sainte-Marie, des terres de Bois Rouge, La Réunion, l’Union et Rivière des Roches, et des sucreries de Bois Rouge et de l’Union, le tout estimé à 15 120 000 francs. Il est divisé en 1 512 actions d’une valeur de 10 000 francs chacune.

Anonyme, Sucrerie de Bois Rouge vers 1914, photographie.
Coll. privée, La Réunion

A partir de 1912, si le destin de Bois Rouge reste lié à celui d’une famille, la création de la SAB ouvre une nouvelle page de l’histoire de la sucrerie, celle des sociétés anonymes du XXe siècle.

Notes
[1] Arch. dép. de La Réunion, 6 M 3.
[2] Arch. dép. de La Réunion, 6 M 3.
[3] Arch. dép. de La Réunion., 6 M 5 (1817) et 6 M 7 (1818), recensements de François-Xavier Bellier-Montrose.
[4] Arch. nat., CAOM, Série géographique, carton 462, dossier 5235.
[5] Jean-François Géraud, 1783-1848 : la mise en sucre de l’île Bourbon, document dactylographié, slnd.
[6] Jean-François Géraud, Des habitations-sucrerie …, p 195.
[7] Ibidem, p 217.
[8] Arch. dép. de La Réunion, 3 E 1066.
[9] Arch. dép. de La Réunion, 3 E 1066.
[10] Arch. dép. de La Réunion, 3 E 1067, n° 255.
[11] Jean-François Géraud, Archéologie industrielle des usines sucrières à La Réunion 1815-1915 : méthodologie, recensement, localisation, l'exemple du Chaudron, Mémoire de D.E.A d'histoire, Université de La Réunion, septembre 1995.
[12] Cité par Géraud, Des habitations-sucreries …, opus cit., annexe I, p 84.
[13] Cette sucrerie a été détruite à la fin du XIXe siècle. Elle se trouvait derrière la féculerie de Quartier-Français (détruite à la fin des années 1990), située en bordure de l’ancienne route nationale menant de Sainte-Suzanne à Saint-André.
[14] Jean-François Géraud, 1783-1848 : la mise …, op. cit.
[15] Arch. dép. de La Réunion, 6 M 71.
[16] Jean-François Géraud, « Esclaves et machines à Bourbon », in Regards croisés sur l'esclavage, Saint-Denis, Somogy / C.N.H., 1998, pp 119-129.
[17] Arch. dép. de La Réunion, 6 M 87.
[18] Arch. dép. de La Réunion, 4 Q 591 n° 8834 bis.
[19] Jean-François Géraud, Des habitations-sucreries … , opus cit., p 182.
[20] Ibidem, p 96-97.
[21] Louis Maillard, Notes sur l'île de La Réunion, Paris, Dentu, 1862, p192.
[22] Arch. priv., La Réunion, journal intime de Clémentine Bellier-Montrose.
[23] Arch. dép. de La Réunion, 3 E 859 n°334.
[24] Arch. dép. de La Réunion, 6 M 71.
[25] Arch. priv., La Réunion, correspondance d'Albert Chassagne.
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Société de plantationL'usine sucrière
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