Mémoire de l’esclavage

Mémoires

Entre l’oubli et les abus de mémoire, que peut l’Histoire ?
Auteur
Reine-Claude GRONDIN

Historienne


Entre l’oubli et les abus de mémoire, que peut l’Histoire ?

A La Réunion, la thématique de la mémoire de l’esclavage est fréquemment accolée à celles de silence, d’oubli, d’amnésie, d’ombre, de déni que venait troubler périodiquement la commémoration du 20 décembre sous ses multiples avatars depuis 1849  jusqu’en 1983. C’est lors de cette commémoration que surgissait dans l’espace public le souvenir de quelque chose qui n’était pas l’objet de la fête, l’esclavage.

Le 20 décembre a donc fait figure de témoin de ce qu’on ne pouvait mettre en récit jusqu’à la décennie 1970−1980 où commence la phase d’appropriation collective à la suite de la reconnaissance officielle de l’abolition de l’esclavage et de l’hommage aux victimes de l’esclavage, le 30 juin 1983. Le surgissement de ce passé dans l’espace public, 135 ans après l’Abolition, accrédite l’hypothèse d’un récit empêché ou impossible, qui entretient l’oubli, bien davantage qu’une politique d’amnésie délibérée. Car l’Histoire et la mémoire sont portées par des hommes et des femmes qui évoluent dans des contextes toujours différents.

La transmission par l’écrit de la « mémoire aristocratique  »

Ainsi que l’écrivait Hubert Gerbeau, le récit de la mémoire officielle de l’esclavage par des historiens « juges et parties », a véhiculé une « mémoire aristocratique » jusqu’au milieu du XXe siècle, exposée ci-après.

Le mythe de la colonie modèle

Le récit de Georges Azéma, Histoire de l’île Bourbon depuis 1643 jusqu’au 20 décembre 1848 , paru en 1862, en fournit les principaux thèmes.

Ile de la Réunion, Colonie française (Océan Indien). Victor Levasseur. A Piat, graveur. Vers 1848. Estampe.
Coll. Musée historique de Villèle

Il y expose la généalogie de l’implantation de l’esclavage, imposé par la Compagnie des Indes, détentrice du privilège de la traite accordé par Louis XIV, à l’instar des autres colonies. Mais, le refus du travail servile par les premiers esclaves exigea l’organisation des détachements contre ces « fugitifs » -et non marrons- qui mettaient en péril l’existence et les biens « de l’habitant ». Suit l’exposé de la colonie modèle : produit de la fusion des « anciens Noirs » avec les Créoles et de « leur initiation aux mœurs des Blancs », qui vécurent « paisiblement au milieu de leurs esclaves », se prêtant un « mutuel secours ». L’enrôlement d’esclaves, armés et disciplinés, chargés par Mahé de Labourdonnais de la « défense du pavillon français, devenu le leur », confirme leur dévouement. La douceur de l’esclavage est mobilisée pour expliquer la révolte de Saint-Leu de 1811 provoquée par l’arrivée des Anglais. Car, affirme-t-il, ce n’est qu’aux premiers temps de la colonisation que l’on rencontre l’exemple d’une insurrection.

Eruption du volcan de l’Ile Bourbon, 8 septembre 1812, 5 heure 1/2 du soir, en haut du Piton Rouge.
[Jean-Joseph Patu de Rosemont]. 1812. Dessin, aquarelle.
Coll. Archives départementales de La Réunion
La colonie modèle constitue la thèse de son roman, Noëlla . En 1715, la mère de Noëlla trouve à Bourbon une société de colons, simples et solidaires, travaillant de leurs propres mains. La présence des esclaves y est euphémisée : la mère de l’héroïne a effectivement acquis deux esclaves, qui empruntent les traits familiers de la nénaine et du garçon de cour, tandis que le système servile est invisible tout au long du récit. Les esclaves réapparaissent aux funérailles de Noëlla, suivant « leur bienfaitrice  », en pleurant. En convoquant des figures familières de la domesticité coloniale, l’auteur phagocyte ainsi la réalité servile.

[Moment de repos dans la propriété : Nénène assise sur l’herbe avec trois enfants et deux chiens]. Jean-Joseph Patu de Rosemont. [1810]. Dessin.
Coll. Archives départementales de La Réunion
Ce récit construit par les propriétaires d’esclaves, devenus les figures de la barbarie, a été défendu par de Villèle en 1847 . L’orateur y dédouane les colons qui « n’ont pas institué l’esclavage, [qui] le subissent ; [il concède que] c’est une plaie que le passé leur a léguée et que le temps seul peut guérir et cicatriser  ».

Ce mythe est d’abord destiné aux lettrés et à l’opinion publique française et non à la masse créole éloignée de la culture écrite. Il est instrumentalisé au service de l’expansion coloniale par François de Mahy . Selon le député, la créolisation puis la francisation des esclaves et de leurs descendants, devenus « des fils de terres françaises, ayant à égal degré « l’âme et l’esprit français, ont été un laboratoire de l’idéologie assimilationniste de la République.

L’absence d’un récit écrit alternatif

Cette narration a été légitimée par le statut de l’écrit ; la faible alphabétisation de la population en a réduit l’audience à un cercle qui ne s’est agrandi que sous la IIIe République. Mais l’offre de lecture publique, vecteur de la culture écrite, n’a pas fourni un récit alternatif de l’esclavage si l’on en juge par les inventaires des 21 bibliothèques populaires de l’île entre 1907 et 1917 . Deux titres abordent le thème de l’esclavage : La case de l’Oncle Tom présent dans 5 fonds, Paul et Virginie, dans 11 fonds, voisinant avec des ouvrages sur Madagascar. La présentation esthétisée de l’esclavage par ces deux titres n’est certes pas faite pour réveiller « l’amer souvenir de la servitude  », mais conforterait une vision très euphémisée du fait servile. Quant à Robinson dans son île (9 occurrences) a-t-il légitimé la domination du maître Robinson sur son serviteur Vendredi ou a-t-il conscientisé la génération des militants des années du Front Populaire ?

Changement de lait de Paul et Virginie. Michel Lambert, peintre. Augustin Legrand, graveur. 19e siècle. Aquatinte.
Coll. Musée historique de Villèle.

De même, il n’y a pas eu de récit alternatif de l’esclavage en l’absence de passeurs culturels pouvant témoigner de leur expérience familiale. Car, à la différence des Antilles, La Réunion n’a pas produit une élite intellectuelle issue des affranchis de 1848. De fait, au cours de l’Entre-deux-guerres, pendant que Paulette Narval, avec le concours d’autres intellectuels afro−descendants, esquisse l’internationalisme noir, non sans ambiguïté ; alors qu’en 1921, René Maran reçoit le prix Goncourt pour Batouala, véritable roman nègre, La Réunion produit le roman de Marius et Ary Leblond, Ulysse, cafre ou l’histoire dorée d’un Noir en 1924, illustration parfaite du paternalisme, de l’idéologie oncletomiste et plaidoyer assimilationniste.

La mémoire de l’esclavage s’est-elle perdue pour autant ?

Le « tapis mendiant » des mémoires privées

En réalité, il n’y a pas une mémoire mais des mémoires. Les mémoires privées et familiales, plurielles à la manière d’un tapis mendiant, tout aussi plastiques que la mémoire aristocratique, ont cheminé en parallèle d’une génération à l’autre, en dehors de l’écrit. Comme ce tapis traditionnel, fait des chutes des pièces de tissu formant un assemblage hétéroclite, les mémoires témoignent et racontent, sont prétexte à remémorer des bribes d’histoire personnelle qui sont autant de bribes éparses de l’Histoire, réactivées le 20 décembre.

La fêt caf en misouk

En effet, la célébration de l’Abolition s’est maintenue dans le cercle privé , où le rituel mis en place associe messe, repas, remémoration des souffrances de l’esclavage, culte des ancêtres. Elle est attestée par un rapport de police de 1936  signalant l’organisation d’une fête populaire à Saint-Denis par un certain Vincent Hibo, comme les années précédentes. Les auteurs de l’Encyclopédie de La Réunion publié en 1981 confirment la survivance d’une mémoire de l’esclavage aussi bien à Salazie que sur le littoral.

Ron maloya, Sin-Dni, février 2021. Jean-Marc Grenier. Photographie.
©Tous droits réservés

Par conséquent, deux mémoires cohabitent. L’une a bénéficié de sa domination du champ intellectuel, l’autre a cheminé souterrainement pour devenir audible à partir de 1908, selon Prosper Eve.

Le Progrès  du 19 décembre 1917, que cite l’historien, résume bien les strates du processus mémoriel selon les générations. La première celle du « Noir de 1848 […] n’osa jamais se targuer de cette extraction, si on peut dire, afficher ce point de départ de son état-civil [tant cette expression marquait] le mépris pour la moralité inférieure qui découlait naturellement de cette origine […] Un Noir affranchi était moins qu’un autre Noir. »

Le Second Empire et le début de la IIIe République voient l’arrivée d’une deuxième génération témoin du silence des aînés et de leurs tentatives d’intégration. Celle de 1908, la troisième génération, en revendiquant la reconnaissance de la « fêt caf », demande celle de l’esclavage qui survivrait encore.

Le temps lontan toujours présent

Quelle est la signification du terme « esclavage » trois générations après son abolition ? En 1908, pour le Journal de l’île de la Réunion  : «  l’esclavage existe encore pour la classe pauvre, […] aussi odieux que l’autre (nous soulignons) qui pèse sur les petits ». Pour Le Peuple  en 1929, l’esclavage, creuset de la société créole, doit avoir pour symbole de la libération et de la conquête de la dignité le 20 décembre. En 1936, dans Le Progrès , l’esclavage et le prolétariat post-esclavagiste sont « les effets du régime capitalisme (sic) qui impose un Salariat et un Patronat », soit un symbole de la lutte des classes.

La résurgence des mémoires, provoquée par le questionnement du passé par les vivants, témoigne donc en faveur d’une invisibilisation du fait servile qui reste une violence épistémique.

Ce que peut l’Histoire ? Rendre un passé habitable et habité par tous

Quand le passé s’immisce dans le présent

Ainsi qu’il a été dit, les historiens locaux ont mentionné l’esclavage dans leurs ouvrages. Celui d’Elie Pajot, Simples Renseignements sur l’Île Bourbon , est présent dans les fonds des bibliothèques populaires. Le récit de la révolte de 1811, très orienté certes, était mentionné mais il a fallu que la question servile devienne une question du présent pour que de nouvelles générations s’en emparent, rassemblent les archives permettant de reconstituer les faits.

On en serait resté à une histoire misérabiliste et tronquée, si les historiens des années 1970, aveuglés par la souffrance transgénérationnelle, n’avaient opéré un décentrement qui leur a permis de penser l’esclave non plus comme un « bien meuble » mais comme un homme ou une femme, capable de résister malgré le système coercitif. La distance a permis de « refroidir » l’objet d’étude.

Le conflit des mémoires

Ce contexte a favorisé le développement des recherches historiques, contribuant à donner de la visibilité au système servile par l’expression artistique dont la statuaire. Inégalement réparties sur le territoire, les statues ont vocation à exposer dans l’espace public un autre récit du passé jusque-là représenté par les grands hommes réunionnais, occupant le centre. Cependant, si pour d’évidentes considérations symboliques certains lieux ont été privilégiés, la topographie de ces lieux de mémoire donne à voir le conflit des mémoires.

Anchaing, sculpture en basalte de Gilbert Clain installée à Hellbourg. Photographie Ibrahim Mullin.
©Tous droits réservés

En effet, la question de l’esclavage n’est plus taboue mais la tentation d’assigner à chacune des composantes du peuplement de La Réunion un récit du passé reste forte : il y aurait une histoire de l’esclavage des Blancs -dans lesquels on place les petits créoles- et une autre, celle des travailleurs contraints (esclaves et engagés).

Or, la statuaire valorise, de manière symbolique, un récit du passé pour les vivants. Ils y retrouvent des éléments de leur généalogie, à condition de ne pas reproduire un récit du passé segmenté qui invisibilise des acteurs- quel qu’ait été leur rôle dans le passé commun- et qui les rejette hors de l’Histoire.

Car, répète Hubert Gerbeau, « cet esclavage qui choque les économies, les corps et les consciences, de chocs parfois mortels, a irrigué en tempête l’édifice social  », a provoqué une transformation d’ordre anthropologique. Le fait servile est, en effet, un fait total fondé sur l’assujettissement et l’aliénation des corps à des fins économiques par des maîtres ; sur une sélection de la main d’œuvre et donc une concurrence intergroupe ; génère des pratiques de distinction sociale. Toutes les composantes du peuplement de La Réunion en ont eu dès lors une expérience.

Une expérience collective du fait servile

Les « Petits Blancs  » –petits créoles–, ont cohabité avec les esclaves, alliés de manière équivoque , soit pour le recel d’objets et d’esclaves, soit pour la traque des marrons ou encore pour fait de métissage. Certaines pratiques, attitudes ou représentations mentales témoignent de cette expérience.

Dans des archives, la récurrence d’un verbe, amarrer, a retenu mon attention. D’abord, par l’emploi de ce créolisme synonyme de lier, ligoter ou attacher en français. Ensuite, il est employé pour décrire une situation d’humiliation par contrainte corporelle. En 1904, le brigadier forestier du Grand Tampon empêché de traverser la propriété d’un habitant du lieu, hostile aux Eaux et Forêts, écrit cette phrase « Nous n’avons pas l’intention de nous laisser amarrer par ces colons.  », raison pour laquelle il renonce à exercer sa surveillance. Deuxième occurrence en 1906 , la menace proférée par un maire de l’Ouest qui conteste la verbalisation d’un délit par les agents du Service forestier en ces termes : « j’ai le droit […] de vous faire amarrer et vous faire conduire au poste de police par de vulgaires routiers ». Or, dans les comptes-rendus d’interrogatoires des esclaves recensés par Prosper Eve, ce verbe est associé à la manifestation de la perte de la dignité lors de l’arrestation des esclaves qui sont amarrés. Ainsi en 1798, l’interrogatoire du supposé marron Marcel se termine en ces termes :« Le citoyen Hoareau a rencontré des noirs qui lui ont aidé à amarrer.  ». D’autres traces d’une survivance de l’expérience servile dans notre société m’ont été fournies par une conversation qui se voulait sondage sur la mémoire de l’esclavage. Il a été spontanément associé au travail contraint : la situation de colon pour le grand père d’une interlocutrice ; la charge de porteur à Salazie pour l’autre.

Un passé habitable par tous s’appuierait donc sur des expériences généalogiques ou pas afin de mieux appréhender l’édifice social façonné par l’esclavage. C’est donc un récit commun qui permettra d’habiter ce passé.

Notes
[1] Prosper Eve, Le 20 décembre 1848 et sa célébration à La Réunion : du déni à la réhabilitation (1848-1980), l’Harmatan, 2000
[2] Hubert Gerbeau, L'esclavage et son ombre : l'île de Bourbon aux XIXe et XXe siècles, Thèse soutenue en 2005, Aix-Marseille, p. 48
[3] Georges Azéma, Plon, 1862, voir chapitre VI, IV Partie, « Source gallica.bnf.fr / BnF »
[4] G. Azéma, Noëlla, 1864, « Source gallica.bnf.fr / BnF »
[5] Noëlla, 1864, p. 132.
[6] Composition de la commission : Fitau, Deshayes, Sauger, Pajot, Desprez, de Saint Georges
[7] Projet d’adresse en réponse au discours de Monsieur le Gouverneur, session de 1847, 122 W 669, ADR
[8] François de Mahy, L’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, PB 105, ADR.
[9] Bibliothèques populaires, 4 T 2, ADR
[10] F. de Mahy, op.cit.
[11] P. Eve, op.cit.
[12] Note manuscrite du cabinet du gouverneur, sans date, 1M4045, ADR
[13] 1 PER 82/7, ADR
[14] 1 PER 44/20, 22 déc. 1908, « 20 Décembre », ADR
[15] 18 décembre 1929, 1 PER 81 /31, ADR
[16] « A La Réunion, la liberté …à l’eau », 19 Décembre 1936, 1 M 4045, ADR
[17] Paris, Challamel aîné, 1887, « Source gallica.bnf.fr / BnF »
[18] H. Gerbeau, op.cit., p. 66
[19] H. Gerbeau, op.cit., p.57
[20] H. Gerbeau, op.cit., p.816
[21] Correspondance au Garde général des Eaux et Forêts, 2 Q 12, ADR
[22] Transmission au Procureur général du Procès-verbal des gardes forestiers en date du 19 septembre 1906, 122W706, ADR
[23] P. Eve, Le bruit du silence, Paroles d’esclaves de Bourbon de la fin du XVIIIe au 20 décembre 1848, Océan Editions, 15 prairial an 6, p.120
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