L’esclavage

Condition et vie quotidienne de l'esclave

Amours invisibles, familles interdites, entre Blancs et Noirs à l’île Bourbon (La Réunion) : détours des lois sociales et juridiques des origines à l’abolition de l’esclavage, (1665-1848)
Auteur
Sabine NOËL

Historienne


Amours invisibles, familles interdites, entre Blancs et Noirs à l’île Bourbon (La Réunion) : détours des lois sociales et juridiques des origines à l’abolition de l’esclavage, (1665-1848)

Pendant la période esclavagiste, la législation et les mœurs n’autorisent pas la constitution de familles mixtes. Les différences de couleur et de statut sont incompatibles avec l’institution du mariage.

À Bourbon, dès 1674, l’article XX de l’ordonnance de Jacob Blanquet de La Haye, vice-roi, amiral et lieutenant pour le Roy dans tous les pays des Indes, pose clairement l’interdiction de l’intermariage : « Deffense aux François d’épouser des négresses, cela dégoûterait du service, et deffense aux noirs d’épouser des blanches, c’est une confusion à éviter  ».

Cette législation, ignorée dans les débuts du peuplement de la colonie, se voit renforcée par la suite lors du passage d’une société de subsistance à une société de rendement. En 1723, les Lettres patentes en forme d’édit institutionnalisent le Code Noir aux Mascareignes et reprennent cette interdiction du mariage et même du concubinage, sous peine d’amende et de privation définitive de liberté pour l’esclave et ses enfants (article V)  . L’esclavage déséquilibre les relations entre les groupes en formation et entraîne des changements tant dans les esprits que dans les mœurs.

Le mariage reste un élément fondateur de la création d’une famille. Aussi doit-il être raisonnable avant tout et requiert le consentement des personnes ayant autorité, parents et administrateurs. L’île, en fonction de son mode de peuplement originel, composé essentiellement de célibataires masculins, passe, en une à deux générations, à une structure moins déséquilibrée qui copie le modèle familial laissé en France. L’amour a peu de place dans ces associations de deux familles plus que de deux jeunes gens, qui visent avant tout à perpétuer un lignage et un héritage. Cependant, certains décident que leur union n’est pas un devoir mais une attirance profonde qui va bouleverser les codes. Même si l’autre, interdit et étranger, devient dangereux dans la mesure où il déplace les frontières entre un monde blanc uniforme et tout puissant qui ne peut s’abandonner au monde noir (pré)destiné à être servile. Les « confusions » et les désordres », que les ordonnances répètent inlassablement, ne sont pas évités  .

La question du métissage est une notion complexe dans cette société dite plurielle. Les origines métissées des premiers colons ont été largement minorées jusque dans les années 1960. N’oublions pas qu’en 1815, à Saint-Paul, les autorités religieuses, civiles, et judiciaires procèdent de concert à l’autodafé du « livre rouge » du curé Davelu, par peur de révélations de relations interethniques ; qu’ensuite, le comte de Villèle, ministre de Charles X, demande que le mémoire d’Antoine Boucher sur les premières familles réunionnaises reste secret (1826-1828), et qu’enfin, en 1941, l’archiviste Albert Lougnon ne peut assumer les « rares indiscrétions » du même mémoire sur les familles respectables de l’île  .

Pourtant, il est possible de questionner et d’évaluer les clivages réels au sein de cette société coloniale, ainsi que l’étanchéité des frontières entre les populations libres et serviles. L’objectif est de retrouver ces familles « invisibles » qui se moquent des interdits (enfants et compagnes n’ayant ni filiation, ni patronyme, ni alliance officielle) et d’étudier quelles stratégies elles ont adoptées pour se protéger. Les couples mixtes ont recours, encore plus que d’autres, aux actes notariés. Ils détournent à leur profit tous les actes légaux : affranchissements, déclarations de naissances, reconnaissances, adoptions, avis des parents, donations, ventes, testaments etc. Tous ces actes interdits entre Blancs et esclaves peuvent être sujet à oppositions, contestations, voire à des procès.

Pour détailler ces différentes manières d’agir, prenons l’exemple d’une famille, celle de Florentine.

Florentine

En 1786, la petite fille a quatre ans lors du recensement d’une riche créole blanche, Dame Charlotte Mérigon de La Beaume, veuve de Joseph Panon du Hazier.

Recensement de dame veuve Panon Duhazier. 1786. Manuscrit.
Coll. Archives Départementales de La Réunion, ADR 89 C

Elle est dite créole affranchie. Une assemblée d’amis  se réunit le 30 juillet 1787, pour sa demande de mise sous tutelle, et « à défaut de parents, des amis », vont procéder à la protection de l’enfant. Le sieur Panon est alors nommé tuteur ad hoc à l’effet de recevoir la donation faite par sa mère, la veuve Panon Duhazier, pour obtenir l’affranchissement de la petite fille de quatre ans, qui a été accordé par les administrateurs de la colonie le 28 décembre dernier .

Pourtant, cette petite fille a bien une famille qui se révèle en 1792, lors de la convocation par sa mère biologique, Ursule, d’une autre assemblée. Sont réunis alors sept Libres dont le grand-père maternel ainsi que le cousin de la petite fille. Une famille d’esclaves affranchis, jusque-là ignorée, apparaît alors pour s’occuper de l’enfant à la mort de sa protectrice. Nous apprenons par cet acte l’intervention de Madame Desbassayns, veuve (Henry Paulin) Panon qui : « jugeant de peu d’espoir qu’il y avait pour les jours de la Dame Panon Duhazier », renvoie Florentine chez sa mère biologique, Ursule, affranchie. Les parents inexistants en 1787 et révélés en 1792 (ce qui dément la fiabilité de ces actes), se réapproprient alors l’avenir de Florentine lorsqu’elle est bannie de la demeure de sa marraine le jour de l’agonie de cette dernière. Ils décident de confier sa tutelle à sa mère, car elle est, condition obligée, « d’une conduite sans reproches ».

Si Florentine retrouve lors de cet événement forcément brutal, son milieu d’origine de famille esclave, elle se marie à vingt-sept ans, avec le consentement des enfants de sa protectrice, entourée de colons blancs, qui l’ont élevée dans sa prime jeunesse. À ce moment-là, ni sa mère ni son père ne sont présents, ni à son mariage à la maison commune de Saint-Denis , ni lors de son contrat de mariage, acté en la demeure de son parrain, Reynaud de Belleville, gendre de sa protectrice, par Maître Carré . Son père, Jean Baptiste Véronge de Lanux, créole blanc, reste caché et ne se révèle que bien des années plus tard. Les deux mondes sont compartimentés et chaque événement appartient à une communauté différente, qui ne permet pas que les parents et les amis se mélangent. À l’état civil, Flore dite Florentine est « fille naturelle et majeure d’Ursule affranchie du sieur Véronge ». Ce qui est officiellement faux puisque Ursule est affranchie en 1787 par un nouvel arrivant alsacien, Michel Lebrun, qui offre en moyens de subsistance un terrain au repos de Laleu et trois esclaves .

Ces trois esclaves ont les mêmes prénoms que ceux portés au recensement de Véronge de Lanux en 1786 : Jouan, Jasmin et Rosalie . Il y a donc bien eu vente fictive entre Véronge et un homme de paille pour faciliter la liberté d’Ursule qui aurait pu être refusée pour cause de moralité.

Recensement M. Delanux Véronge fils. 1787. Manuscrit.
Coll. Archives Départementales de La Réunion, ADR 89 C

Des ventes fictives

Les ventes fictives sont largement utilisées par les familles mixtes et deviennent des constructions successorales à la fois pour leur compagne et leurs enfants. Elles sont, la plupart du temps, effectuées à l’aide d’un prête-nom à qui le maître vend un bien dans un premier temps à charge pour lui de le revendre ensuite à sa concubine ou à ses enfants. Après les donations d’affranchissements, qui sont obligatoires et légales, les actes de donation ultérieurs entre les maîtres et leurs esclaves sont répréhensibles : le Code Noir stipule dans son article 51, (Édit de 1723) que les dons et legs en faveur des esclaves ou affranchis sont interdits. Il n’est pas admis en société coloniale que le patrimoine blanc permette l’enrichissement des gens de couleur. Le maître vivant en concubinage est coupable par ses dons envers son affranchie et ses enfants de déshériter sa famille légitime et officielle, et de déstabiliser l’ordre économique établi. Pour ces familles empêchées, l’un des problèmes les plus aigus est bien la transmission de leur patrimoine. C’est pourquoi Véronge de Lanux, qui s’évertue à « faire famille » avec sa compagne Ursule, a recours à des dons maquillés en ventes.

Ainsi, il tient à doter sa fille Florentine puisqu’il lui vend opportunément en 1808 un terrain qu’elle annonce en dot pour son mariage l’année suivante. Il s’engage, non seulement à lui fournir deux noirs, lui faire construire une case en bois avec un petit magasin, mais encore à faire cultiver et surveiller les cases et les productions avec ses propres Noirs de confiance tout en lui en donnant le profit jusqu’à ce qu’elle puisse le faire elle-même par ses propres moyens . L’offre est particulièrement inhabituelle et généreuse. Si Jean-Baptiste Véronge de Lanux n’a pas pu affranchir sa fille Florentine, sans doute en raison de son jeune âge (19 ans) et de l’opposition de ses parents et/ou des notables de Saint-Paul, il se comporte néanmoins ensuite en père aimant soucieux de son avenir.

À différentes reprises, Véronge est caution solidaire d’Ursule, soit lors de la remise d’Ursule à Florentine de ses « données pupillaires », soit lors de ses acquisitions, comme il l’est aussi lors d’une acquisition de son fils Pierre . De fait, de simples affranchis peuvent être soupçonnés de ne pas avoir de moyens suffisants pour de tels achats. Il continue aussi ses ventes pour sa compagne et ce n’est pas moins de quatre terrains acquis de Véronge de Lanux qu’Ursule revend en 1828. L’enjeu de ces ventes fictives est d’importance puisqu’il s’agit de mettre à l’abri sa famille illégitime.

Au fur et à mesure des transactions, passés à son domicile, le maître se déleste de ses biens en faveur de sa compagne et de ses enfants. Ces différentes ventes nous montrent leur stabilité conjugale. Il y a bien une transmission de patrimoine du propriétaire à sa concubine et à leurs enfants. Ces familles mettent en place des moyens de contournement efficaces, même s’ils sont parfois compliqués et sources de tracas, en adaptant leur propre logique aux lois en vigueur.

Une ségrégation onomastique pour les enfants naturels

Si la transmission d’un patrimoine matériel est recherchée, il en est de même pour le patrimoine symbolique. Le Code Noir exclut la famille mixte de la normalité, par l’interdiction du mariage, et en exclut aussi les enfants naturels métis. La séparation onomastique va de pair avec la ségrégation juridique et sociale. Ce sujet est particulièrement douloureux pour l’un des frères de Florentine.

Il s’agit de Jean-Baptiste Félix qui n’a pas plus le droit d’emprunter le surnom de branche Rocheblanche que son vrai patronyme Véronge de Lanux. En mars 1819, il publie des excuses dans la Gazette de Bourbon. Il semble se plier aux usages en vigueur, s’excusant même d’avoir fait preuve de « témérité », en utilisant le surnom de Rocheblanche.

 

Gazette de l’île Bourbon. 1819.
Coll. Archives nationales d’outre-mer (ANOM)

 

Il n’oublie pas sa condition mais se bat ensuite pour faire reconnaître ses droits et ceux de ses enfants dont il patronymise, à défaut de leur nom, leurs prénoms en Rocheblanche (1825, 1830). Jean Baptiste Félix est allé au-delà des capacités de la société à l’intégrer dans la classe blanche. Le mot qu’il utilise est intéressant dans la mesure où il montre une justesse de ton presque impertinente. Légitimé par son père, le 12 avril 1831, à l’âge de quarante ans, son audace est récompensée. Deux semaines plus tard, le 1er mai, sa hardiesse ou sa joie lui font prénommer son fils, « citoyen démocrate ». Lui-même est enfin reconnu comme citoyen à part entière et son fils tout autant. Il obtient par jugement du 7 décembre 1840, soit dix ans plus tard, rectification et rajout du nom du père, Véronge de Lanux, pour son fils Grégoire Marc Félix Rocheblanche inscrit à l’Etat civil en février 1830 . Dix ans après sa légitimation, par le mariage de ses parents, il doit encore se battre pour donner son patronyme à sa descendance.

Un mariage tardif

En effet, en 1831, lorsque le mariage entre libres et affranchis devient enfin possible, Ursule et Jean Baptiste Véronge de Lanux officialisent leur union à l’âge de 67 et 70 ans. Ils viennent de vivre près d’une cinquantaine d’années ensemble en dépit des lois et de la société. Leur contrat de mariage est dressé le 5 avril 1831  par Maître Gédéon Choppy, au domicile de la mariée. Cette dernière bénéficie de l’entière administration de ses biens et de la jouissance de ses revenus. Le marié, lui, ne déclare aucun bien ni, nous le rajoutons, aucune exigence. Leur contrat de mariage est totalement transgressif comme leur relation. Au mariage civil ils légitiment 14 enfants, âgés alors de 47 à 26 ans . Quatre de leurs filles accèdent à des mariages (tardifs) avec des primo arrivants européens et les autres enfants se marient dans le milieu des Libres de couleur.

Si cette relation a pu, in fine, aboutir, ce n’est pas sans prix. Ursule a du délaisser « ses amitiés maternelles » pour Florentine en 1787 même si elle se montre (ou se doit d’être) reconnaissante envers Charlotte Mérigon de La Beaume. Il est probable que la réaction primaire et violente de Madame Desbassayns envers Florentine ait été ensuite tempérée par les enfants de la marraine protectrice, qui ont continué à prendre soin d’elle lors de son mariage tout en continuant à écarter son père biologique. Ce dernier, issu d’une grande famille bourbonnaise reste brimé par son milieu qui le tient ou le contraint par ses codes, ses interdits et ses hypocrisies. Amoureux, il va pourtant prendre des risques, jeune, pour stabiliser sa famille illégitime et se défaire des préjugés de son milieu d’origine.

Notes
[1] L’ordonnance est transcrite par : GUËT, Isidore, Les origines de l'ile Bourbon et de la colonisation française à Madagascar : d'après des documents inédits tirés des Archives coloniales du Ministère de la Marine et descolonies, etc., Paris, C. Bayle, 1888, p. 125 ; voir aussi : TABUTEAU Jacques, La Balance et le capricorne, histoire de la justice dans les Mascareignes, Saint-André, Océan éd., 1987, p. 45.
[2] https://www.portail-esclavage-reunion.fr/wp-content/uploads/2018/12/lettres_patentes.pdf
[3] Pour une étude plus complète de la législation voir : NOËL, Sabine, Amours et familles interdites : Blancs et Noirs à l’île Bourbon (La Réunion) au temps de l’esclavage (1665-1848), Paris, éd. Indes savantes, printemps 2022 (Thèse remaniée à paraître).
[4] BOUCHER, Antoine, Mémoire pour servir à la connoissance particulière de chacun des habitans de l’île Bourbon, (suivi de) Notes du Père Barassin, Sainte-Clotilde, Ars Terres créoles, D-L, 1989, 335 p. L’historien Albert Lougnon écrit en 1941 : « je ne saurais assumer la responsabilité de sa divulgation à cause du scandale qui en résulterait, l'auteur ayant accumulé sur des familles qui existent encore à La Réunion, des notes d'une rare indiscrétion » : LOUGNON, Albert, L'Ile Bourbon pendant la Régence, Desforges Boucher, les débuts du café, Paris, Larose, 1957, p. 280.
[5] L’« avis des parents et amis », équivalent du conseil de famille est un acte légal pour assurer une vie décente à des mineurs orphelins. Un tuteur et un subrogé tuteur sont nommés pour gérer la succession des enfants mineurs ou leurs affaires au sens large. Cet avis, tenu par six à huit personnes qui prêtent serment, est enregistré par acte notarié et doit ensuite être homologué auprès de la juridiction royale ou du Tribunal de première instance.
[6] ADR, 21 C, « Du 30 juillet 1787, Avis d’amis à défaut de parents de la nommée Florentine, libre » ; « Avis d’amis à défaut de parents pour la mineure Florentine négresse affranchie 27 juillet 1787, Brevet ».
[7] ANOM, Etat Civil Réunion, Saint-Denis, Registre des mariages et divorces des Noirs libres.
[8] ANOM, REU 265, Maître Carré JB, « n° 20, 7 Juin 1809, Mariage Louis Marcellin Siméon à Marie Flore Florentine ».
[9] ADR, L 328, Registre d’Affranchissements 1787-1790.
[10] ADR, 89 C, Recensement Saint Paul 1786 ; Jasmin et Rosalie sont toujours portés au recensement d’Ursule en 1802 : ADR, L 236, Recensement Saint Leu.
[11] ANOM, REU 1592, Maître Magnan, « N°333, Vente de Jean Baptiste Véronge Lanux à Florentine libre du 2 juillet 1808 ».
[12] ANOM, REU 1592, Maître Magnan, « Quittance de tutelle de Marie Flore à Ursule libres, 17 brumaire an 13 » ; ANOM, Reu 66, Maître Adeline, « Vente le citoyen Celestin Gonneau à Ursule affranchie – double minute envoyé au dépôt- (7) Brumaire an 6 » ; Reu 453, Maître Cousin, « 15 nivose an 8, Vente Lacour et femme et JB Helzel et femme a la née Ursule » ; ADR, 3 E 229, Maître Chiron.
[13] ANOM, NMD Saint Denis 1831, Registre de naissance de la population blanche, « 15 avril 1831, Naissance de citoyen Démocrate de Lanux (39) » ; 1830, Registre de naissance de la population de couleur, « n° 7, du 18 février 1830, Naissance de Grégoire Marc Félix Véronge ».
[14] ANOM, REU 393, Maître Choppy, acte n°19.
[15] ANOM, NMD Saint Leu 1831, Registre de mariage des Blancs, « n° 1, acte de mariage du sieur Veronge Delanux et Dlle Ursule René ».
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